Note d’impressions à la lecture de :
LA MÉSENFANCE
Béatrice COURRAUD
Editions La Lucarne des Écrivains | Octobre 2020
Vendredi 3 Décembre 2020
La mort ne demande pas d’allégeance
Aujourd’hui je scrute le passé
(on partage des peurs)
Besogneusement, maladivement
avec la certitude de ne rien savoir
mystère de la dernière parole
derniers mots brouillés
qu’as-tu bien pu vouloir dire
si ce n’est l’indicible
Sylvie Fabre. G . , Frère humain, L’Amourier, p.64
Il faut, j’imagine, accepter de se poser pour pleurer tout son saoul à l’abri des regards. On a l’air de toujours vouloir passer à autre chose... Seul.e.s les grand.e.s mélancoliques, ou les grand.e.s idiot.e.s, en secrètent un fascinant cristal au cœur trouble de leur existence et ils l’empêchent sans le savoir de se dissoudre comme pour sacraliser à leur insu les vraies questions et l’impossibilité résiduelle des réponses définitives. On prétend parfois que tout cela pourrait être résolu par la chimie ou la reprogrammation neurolinguistique des contenus de pensée et d’émotions négatives. « Pensez que vous êtes allongé.e. sur une plage, en pays paradisiaque sous des cocotiers… Videz vos poumons, inspirez, profondément … et laissez partir vos idées noires dans les alizés ou dans le plumage venteux des arbres pour les diluer … Faites le vide avec le trop-plein… Recommencez… C’est bien ! » …
À ceux qui souffrent et ahanent dans la recherche du mieux-être ou de l’oubli, on donne généralement quantité faramineuse de médicaments, d’injonctions hygiéniques, de protocoles plus ou moins compassionnels, ou des chocs électriques hightech et beaucoup de temps à ne rien faire ou à ne rien raconter pour éradiquer l’ensorcellement… Comment les débrancher de leurs obsessions ? Un débriefing post traumatique est par définition bref car incertain et trop coûteux économiquement. On leur accorde donc peu de temps pour les écouter et les laisser parler, ils sont si nombreux… Ce sont des portions entières d’humanité qui sont embarquées sur les radeaux de la violence, de la misère, de la vieillesse et de la maladie. On les canalise comme des poissons nerveux dans un élevage, sauve qui peut… À grands coups d’épuisette on voudrait les trier, les séparer, les étiqueter … Mais il n’existe pas de machine à extraire mécaniquement le malheur des gens. Le malheur est un mausolée mobil home où l’on entre par hasard et d’où l’on sort sans lucidité durable, l’esprit rassemble prestement ses écailles et cherche le prochain abri sans aide ni boussole. L’écorché vif cherche une peau mentale plus épaisse mais en cicatrisant elle peut devenir une plaie plus grande encore ou un carcan. L’esprit errant n’en mène pas large mais il veut tout de même prendre le large, loin des imprécations et des malédictions. Bien souvent, il tourne en rond. Beaucoup parmi ces grands sinistrés peuvent en périr socialement et même physiquement. Une sorte de marasme permanent a édicté son goutte-à -goutte mortifère dans la grotte obscure et silencieuse des souvenirs personnels ou familiaux non totalement effacés. Le droit à la disparition n’existe pas en langage psychique, c’est une invention mégalomane d’accompagnement de la part de ceux et celles qui semblent momentanément plus solides et encore hors de danger. La notion de résilience colportée à toutes les sauces, pour inciter au courage, est devenue un gadget moderne pour ne pas grever l’espoir des causes dont celles que l’on sait perdues d’avance. « Vivre, vivre même très mal, même à moitié, vivre, vivre, c’est leur dernière volonté… pourquoi pas vous ? » On a beau ruser, recouvrir de cendres grises ou roses les images et les paroles, l’utilité des larmes qui débondent le chagrin insistant des vivants et des survivants n’est plus à prouver. Mort, maladie, manque d’amour, perversion, exploitation, mal-vie matérielle pourvoient tous les récits torrentiels que l’on partage entre contemporain.e.s et dans les hordes de livres publiés qui en consignent les séquelles ou les antidotes Carpe Diem..
Lorsqu’un chagrin est « increvable » quelles que soient son origine et sa nature, on finit par vivre avec ou à côté, comme s’il n’existait pas. C’est un mécanisme de protection très répandu. Seules les personnes qui scrutent nos visages et nos mots en perçoivent la trame ossuaire constitutive. Chagrin increvable mais non irrecevable… Il existe des photophores de la mémoire humaine, des porte-deuils, des porte-secrets, des porte-symptômes, il existe des pactes paradoxaux dans la transmission, « normalement », nous dit un personnage de la Mésenfance de Béatrice COURRAUD, « quand on n’est pas normal, on ne dit pas JE … ».
S'inscrit dans la forme littéraire du témoignage ciselé ,la prouesse de faire sortir un sujet de son infirmité, de son mutisme et de son mimétisme avec la machine, « la boîte noire » truffée de fils synthétiques et de menaces.
Approcher la détresse n’est pas s’y engloutir et la Mésenfance déjoue chez la lectrice que je suis, la tentation d’apitoiement sur le destin des protagonistes. Prénoms et pronoms se liguent contre la fatalité et lui tiennent tête, à table, à l’hôpital ou institution spécialisée, dans un cluster de solitude, dans un chapeau, qui n’est pas sans rappeler un dessin de St Exupéry d’où dépasse la trompe d’un éléphant… Partout s’insinue la sève de la rencontre consolante toujours possible, toujours souhaitable, même au milieu des sentences historiques, dans le respect du silence entendu. Sur la couverture : La verticalité souriante de l’enfant, derrière, la désolation du corps échoué, la turbulence immémoriale de la mer, le trompe-l’œil de l’horizon, l’ambivalence du ciel et de la lumière, sont autant de signes prêtés par Anne GOROUBEN dans son dessin optimiste, pour faire coexister les contraires , les conflits de loyauté entre générations, la tristesse, la gentillesse, la maladresse des adultes , « la mésentente absolue jusqu’au linceul ».L’enfant a voulu sortir de la machine, de la machination, du sordide et du machiavélique. Sous son nuage de cendres, il s’est mis au premier plan, il ne joue pas, il ne peut pas jouer avec la mort ça ne l’intéresse pas, les adultes croient à tort le contraire. Il n’aime pas qu’on lui fasse peur… Il aime danser sa vie immobile à travers un autre, plus fou que lui, plus lucide aussi… Si près de l’immanence résolutoire… il n’ont peut-être pas voulu comprendre les raisons de leur situation, ils réclament la joie et l’insouciance, et il ont raison.Béatrice COURRAUD est ici la scribe assignée ou dévouée, il faut bien que quelqu’un s’y colle à quelques reprises. Elle évoque dès le titre son ou notre insuffisance d’enfance, la portion esquintée, extorquée par les circonstances passées. Elle mâche pour nous, comme la soupe grand-maternelle de Nathalie SARRAUTE, les grains durs dans la beauté insoupçonnée des scènes. Elle les reconstitue, à travers la fenêtre, en toute discrétion, en toute contemplation. On mange en silence… puisque… Elle reviendra… Il faut avoir vécu et soigné pour avoir ce regard- là, ce regard porteur, ce don de présence non prédateur, à peine « une drôle de tête » à balader dans les méandres de la mémoire. Diaspora fraternelle de la poisse et de la débrouille … Outils d’infortune, mots rescapés … Au bout du bout... CONFIANCE et liberté suprême de se retirer du paysage...
EXTRAIT
Tu danses ?
[...]
Tu seras le gardien de la mémoire
des morts.
Et les morts, de qui seront-ils le gardien ?
C'est le secret.
C'était le secret .
[...]
L'esprit du vent n'a pas sauvé les morts. Il n'a pas sauvé
Joseph, ni Victor. Le temps s'est englouti dans la mémoire
des hommes. Le soleil a brûlé leurs paupières. Le vent a
soufflé sur le désert et les a rendus fous.
Tu danses ?
Il les a rendus fous.
[...]
Lorsque le soleil se couche l'homme du désert, épuisé par
sa longue marche, dresse sa tente pour quelques heures de
repos et croit soudain entendre les Esprits converser et il
se met à rire, à rire, à rire. Son rire a un son rauque qui ne
vient pas du coeur mais d'un abîme.
Tu danses ?
Le soleil
et le vent
Le soleil et le vent .
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